Freaks Shows
Article paru dans le N°5 de la revue associative Freaks Corp. en octobre 2010.
Ce trimestre, « Le Coin de l’étrange » part sur les traces des foires aux monstres, des aberrations de la nature, ces fameux freaks qui conservent encore aujourd’hui tout leur pouvoir de fascination. À une époque où la télévision, la radio, Internet n’existaient pas, le public affluait aux expositions des phénomènes de foire. D’abord exploités, puis intégrés dans les troupes des freaks shows en marge des grands cirques itinérants, connus dans le monde entier, ils deviennent de vraies stars et font la richesse de la grande industrie du spectacle de l ‘époque. Tout comme dans les films « Freaks » de Tod Browning et « Elephant man » de David Lynch, la destinée de ces êtres hors du commun nous touche beaucoup car elle nous fait réfléchir en mettant en lumière la bêtise et la cruauté de ceux qui croit appartenir à une norme…
« Ils avaient du plaisir à regarder Saartjie mais ils pouvaient également se rassurer avec suffisance : ils étaient supérieurs. » Stephen Jay Gould
L’une des plus célèbres femmes exhibées arrive à Londres en 1810, elle s’appelle Sawtche (1789-1815) et appartient au peuple nomade des khoikhoi en Afrique du Sud. Alors esclave d’un fermier afrikaaner, elle est rachetée par Alexander Dunlop un médecin de la Royal Navy pour être nourrice en Angleterre. Elle est alors rebaptisée Saartjie Baartman et est revendue comme bête de foire a cause de certaines particularités physiques hors du commun propres aux femmes khoikhoi. Le corps de Saartjie a une stéatopygie* marquée et une macronymphie*. Elle est exhibée à la foule en Grande Bretagne, en Hollande et en France comme un animal exotique. Ses propriétaires la font vivre dans une cage. En 1814, elle change de maître, un montreur d’animaux français qui la prostitue dans les bordels parisiens. En mars 1815, Saartjie est conduite au Jardin du Roi soumise à l’examen d’un groupe de peintres et de savants. L’étude d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire conclue qu’elle a le visage d’un orang-outang et les fessiers du Mandrill. Un palier est franchit dans la démonstration révoltante de l’infériorisation de l’Autre en rapprochant la jeune Hottentote des singes. Le rôle de la science, plus particulièrement de l’anthropologie physique, est alors essentiel dans la hiérarchisation des civilisations au XIXe siècle. Le 1er janvier 1816, elle décède à 26 ans. Son cadavre est disséqué par le baron Georges Cuvier, fondateur de l’anatomie comparée, qui prélève le cerveau et ses organes génitaux. Son squelette et son moulage seront exposés au Musée de l’Homme à Paris jusqu’en 1974. Nelson Mandela demande le rapatriement de sa dépouille au gouvernement français en 1994. Objet de collection considéré comme inaliénable par la loi française, il faut attendre le 9 août 2002 pour que le corps de Sawtche retrouve sa terre natale de l’Afrique du Sud.
« Il est bien peu de monstres qui méritent la peur que nous en avons. » André Gide
Au nom de la curiosité scientifique, en dégradant et en humiliant la femme noire jusqu’à sa mort, on flatte la prétendue supériorité de l’homme blanc occidental. D’ailleurs, la notoriété de Phinéas Taylor Barnum (1810-1891) sera lancée grâce à Joice Heth (1756-1836). A 25 ans, il achète la vieille femme afro-américaine paralysée des jambes et du bras gauche. Il prétend alors qu’elle a 161 ans et qu’elle était la nourrice du père de la nation George Washington. De nombreux visiteurs la scrutent et les journaux se font l’écho du spectacle : « Ceux qui s’imaginent qu’ils peuvent contempler avec plaisir un squelette qui respire (…) vont trouver de la nourriture à leur goût en visitant Joice Heth » (Le Courrier à Boston). La communauté scientifique, elle, s’impatiente de sa mort pour pouvoir l’autopsier. Après son décès, le 25 février 1836, P.T. Barnum organise une dissection publique de son corps dans le théâtre du City Saloon de New York ; 1500 personnes assisteront à ce « spectacle » d’un goût plus que douteux. En 1841, l’exhibition devient un véritable spectacle populaire aux Etats Unis avec l’ère de l’American Muséum de P.T.Barnum qui institue le sideshow* avec des puces travailleuses, des ventriloques, des albinos géants, des femmes à barbe, des hommes-homards… Précurseur du star-système et du marketing, les « monstres » de P.T Barnum s’émancipent peu à peu à l’image du « rossignol suédois » Jenny Lind (1820-1887) et du nain Charles Sherwood Stratton (1838-1883) alors connu sous le surnom de Général Tom Pouce. Ce dernier devient une vedette milliardaire. Il rencontre les plus grands de son époque dont la Reine Victoria. Son mariage avec la naine Lavinia Warren connue comme « la petite reine de beauté » en 1863 fit la couverture de nombreux journaux. Associé au grand nom du cirque James Anthony Bailey en 1881, Barnum fonde The Greatest Show on Earth, l’attraction conquiert les Etats Unis et l’Europe.
« Cannibales australiens mâles et femelles. La seule et unique colonie de cette race sauvage, étrange, défigurée (…) Le plus bas ordre de l’humanité » Affiche publicitaire
Sur le vieux continent, le succès des zoos humains présentés comme des expositions ethnologiques marque le passage d’un racisme scientifique vers un racisme populaire et colonial. Carl Hagenbeck (1844-1913) notamment institue ces expositions, pour convaincre les populations blanches de leur évidente et définitive supériorité sur le monde. C’est près de 400 millions d’occidentaux qui viendront se divertir en regardant des individus « exotiques » mêlés aux bêtes sauvages derrière des enclos. L’histoire de Julia Pastrana (1834-1860) pousse l’horreur à son paroxysme. Souffrant d’hypertrichose, Julia a été éduquée pour devenir « la femme la plus laide du monde ». Rachetée à sa mère au Mexique par Théodore Lent, il lui apprend à chanter, à danser et à s’exprimer en 3 langues. Avec sa forte pilosité et sa mâchoire saillante, elle est exhibée au public comme « femme-singe » sur 3 continents. Pour ne pas perdre sa précieuse recrue, Théodore Lent se marie avec elle. Lors d’une tournée en Russie, Julia donne naissance le 20 mars 1860 à un enfant atteint d’hypertrichose qui décédera le jour même. Elle lui survivra 5 jours seulement. Leurs cadavres seront embaumés à l’Université de Moscou et Théodore Lent continuera son métier en présentant les dépouilles affublées de costumes au public. Les restes momifiés de Julia et de son fils continueront d’être exhibés au public jusqu’en 1976 où le gouvernement norvégien confisquera les corps.
« Pour chercher des monstres, je n’ai qu’à regarder par ma fenêtre » Johnny Eck
Au cours du XXe siècle, un changement s’opère : les freaks s’exposent volontairement et gèrent leur carrière de manière indépendante. Ainsi, en 1934, lors de la foire internationale de Chicago Robert Ripley présente Betty Lou Williams (1932-1958), une petite fille avec sa jumelle parasitaire. Deux jambes et un bras avec 3 doigts s’attachaient par la hanche gauche. Ripley lui trouve des contrats à hauteur de 250 $ puis 5 000 $ la semaine. Adulte, Betty Lou achète un ranch de 260 hectares pour toute sa famille et paye les études pour ses 11 frères et sœurs. Sa générosité attire plusieurs prétendants et elle se fiance à l’un de ses admirateurs à 23 ans. L’homme peu scrupuleux se fait couvrir de présents et repart un jour sans laisser d’adresse avec une bonne partie de sa fortune. Bouleversée par la rupture, elle meurt d’une grave crise d’asthme.
Tolérés par le public, réhabilités par la science, les freaks s’adaptent et intègrent donc les normes sociales. La définition de la monstruosité glisse alors vers le registre de la morale. Les serials killers apparaissent alors à la une des journaux. Autrefois méprisés, les freaks conquièrent au XXe siècle la reconnaissance du monde artistique comme la compagnie Jim Rose Circus fondée en 1990 à Seattle qui réinvente les Freaks Shows avec des performers qui subissent volontairement des modifications corporelles. On a vu certains de ces artistes dont The Enigma dans l’épisode « Faux frères siamois » (saison 2) de la série X-Files.
Sauvages « cannibales », spécimens de laboratoires, phénomènes de foire, criminels hors-normes retracent la représentation du monstrueux et cristallisent toutes les angoisses de nos sociétés occidentales. De nos jours, les expositions de freaks choqueraient notre sensibilité contemporaine mais la télé-réalité ne se substitue-t-elle pas à ces exhibitions outrancières de l’époque ?
Sarah Hubert-Marquez
NOTES :